1. Présentation de l’étude de cas
Regina Silveira (1939) et Julio Plaza (1938) sont deux artistes dont les carrières artistiques sont étroitement liées. Tous deux ont une formation traditionnelle et académique, mais leurs pratiques furent fortement influencées par les expériences qui caractérisèrent cette période. De la peinture et de la sculpture dans le cas de Plaza, au dessin, à la peinture et à la gravure dans le cas de Silveira, leur travail subit un glissement vers l’intermedia. Ces changements, tant dans la matérialisation de leurs pratiques que dans les contenus et les médias, les rapprochèrent de la poésie visuelle, des conceptualismes et de l’expérimentation médiatique des nouvelles technologies. Tous deux développèrent un grand intérêt pour la recherche et l’enseignement : Regina Silveira commença sa carrière d’enseignante en 1964 ; Julio Plaza, bien qu’il l’ait fait un peu plus tard au début des années 1970, poursuivit une carrière universitaire parallèle à celle de Silveira.
Leur cas est pertinent pour l’étude des réseaux relationnels transatlantiques, compte tenu du fait que les deux artistes ont reçu des bourses pour des études internationales. Regina Silveira est arrivée à Madrid en 1967 grâce à une bourse de l’Institut de Culture Hispanique (ICH) ; peu après, Julio Plaza est arrivé au Brésil grâce à une bourse de l’Itamaraty[1]. Les deux artistes se rencontrèrent à Madrid et entamèrent un parcours commun pendant la période couverte par la présente enquête. Au cours des années 1960, 70 et 80, ils entretenaient une relation personnelle, et cela explique dans une large mesure pourquoi leurs trajectoires se correspondaient.
À Madrid, Silveira étudia l’histoire de l’art à la faculté de philosophie et des arts. Plutôt que de rester dans un lycée avec d’autres étudiants étrangers, elle préféra rencontrer des agents locaux. Elle rencontra Julio Plaza et les artistes du Groupe Castilla, fondé en 1963[2], ainsi que des critiques d’art et de littérature tels qu’Ángel Crespo et Pilar Gómez Bedate, entre autres. Ce noyau culturel travaillait théoriquement et plastiquement à l’expérimentation interdisciplinaire. Il combinait l’abstraction géométrique, la poésie concrète et expérimentale, les nouveaux moyens de production et la critique du contexte[3]. Cet environnement sera d’une grande importance pour les deux artistes : alors que Plaza était au centre de ce phénomène artistique dans la capitale espagnole, pour Regina, la découverte de telles approches dans l’art fut un point de transformation dans ses pratiques.
En ce qui concerne le contexte, le moment historique dans lequel la rencontre entre Plaza et Silveira eut lieu ne doit pas être négligé. Le Brésil et l’Espagne étaient tous deux sous des dictatures, avec des tendances répressives et fascistes. Cela explique en partie le besoin de mobilité des deux artistes : l’environnement social était tendu. De même, leurs mouvements témoignent d’un intérêt commun à rechercher de nouveaux contextes et pratiques permettant d’échapper aux systèmes artistiques nationaux sous-développés et contrôlés par les pouvoirs centralisateurs. Dans une perspective plus large, les deux dictatures étaient insérées dans la période de la guerre froide, dans laquelle le conflit entre les deux superpuissances pour la sphère publique internationale donna de l’importance au contrôle de la propagande par les États, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs territoires. Ainsi, le Brésil et l’Espagne créèrent des institutions pour améliorer leur image à l’étranger. La culture, la science et la recherche étaient un domaine très approprié pour cela[4], et en accord avec la politique étrangère des États-Unis, des programmes d’échanges universitaires furent créés dans ces pays, à la fois par l’Itamaraty et l’Institut de Culture Hispanique (ICH).
En 1967, Julio Plaza se rendit au Brésil sur le même bateau que ses œuvres, qui devaient être exposées à la IXe Biennale de São Paulo. Il avait obtenu une bourse pour étudier à l’École Supérieur de Dessin Industriel (ESDI) de Rio de Janeiro. Quelques mois plus tard, Regina Silveira retourna à l’Université de Rio Grande du Sud, où elle était enseignante. Après une brève période entre São Paulo et Porto Alegre, les deux artistes furent invités par Ángel Crespo à rejoindre l’équipe de l’École des Arts de l’Université de Porto Rico au Campus de Mayagüez. Depuis lors, leurs trajectoires s’entremêlèrent de manière presque indissoluble : ils voyagèrent ensemble à New York, pour visiter l’exposition « Information » (1971) au MOMA ; aux Rencontres de Pamplona (1972), auxquelles Plaza participa ; ils enseignèrent à l’Université de Porto Rico et, en 1973, à leur retour au Brésil, devinrent tous deux professeurs à la Fondation Armando Alvares Penteado (FAAP) et à l’École de Communication et des Arts de l’Université de São Paulo (ECA-USP).
Silveira et Plaza commencèrent leur carrière dans des territoires très éloignés, mais en raison de la possibilité – et de la nécessité – d’une mobilité internationale, ils développèrent des trajectoires artistiques qui se croisaient. L’hypothèse de départ de cette enquête visuelle implique un parallélisme entre les deux contextes artistiques, basé sur une double relation entre ces artistes et leurs contextes : d’une part, tous deux sont poussés à voyager en raison de l’environnement dictatorial hors de leurs lieux d’origine ; d’autre part, ces dictatures, dans leurs tentatives d’instrumentaliser le domaine de la culture sous des prémisses propagandistes, facilitèrent les rencontres transatlantiques. Enfin, un troisième parallèle serait leurs intérêts artistiques communs, enracinés dans l’environnement culturel, critique et expérimental de Madrid où les deux artistes se rencontrèrent[5]. L’objectif de cette enquête est de visualiser les trajectoires des deux artistes à travers des cartes et des diagrammes, afin de rendre visible l’hypothèse de départ à travers une analyse visuelle conjointe des trajectoires de Regina Silveira et Julio Plaza.
2. Méthodologie de visualisation
Deux types de représentations furent choisis pour évaluer visuellement les trajectoires vitales des deux artistes pendant la période d’étude : les diagrammes de nœuds et les cartes de trajectoires.
Diagrammes de nœuds
Ils donnent un aperçu visuel de l’interaction entre les lieux visités par Silveira et Plaza, ainsi que les années qui composent la période d’étude, de la naissance des artistes à 1982. En liant la taille des nœuds au nombre d’actions enregistrées dans chaque lieu et chaque année, nous obtenons des informations sur celles qui ont joué un rôle majeur dans la carrière des artistes.
Cartes de trajectoire
Elles montrent le « vrai » parcours des artistes à travers le globe. La lecture des cartes a été facilitée par l’adoption d’un code de couleur dégradé, de la date de naissance des artistes (couleur rouge) à 1982 (couleur bleue). De même, pour une meilleure lecture, les données qui n’impliquent pas un déplacement effectif de l’artiste ou de son œuvre ont été éliminées. Ainsi, une exposition réalisée dans un lieu de résidence ne sera pas visible, car elle n’implique pas de déplacement spatial ; en revanche, une exposition réalisée en dehors du lieu de résidence de l’artiste et à laquelle seules ses œuvres furent envoyées sera représentée sur la carte. En outre, une distinction est faite entre deux types de mouvements : ceux qui impliquent un déplacement du lieu de résidence (ligne continue), et ceux qui sont temporaires (ligne discontinue).
Les étapes suivantes ont été réalisées afin d’élaborer ces visualisations :
1.Recherche d’informations biographiques. Les données nécessaires à la réalisation des visualisations ont été obtenues à partir de différents catalogues sur le travail et la trajectoire des deux artistes. Les différents détails et commentaires fournis lors des entretiens avec Regina Silveira[6] ont également été intéressants. Les catégories suivantes ont été utilisées :
a.Voyages
b.Formation
c.Enseignement
d.Pratique artistique (projets significatifs, expositions et/ou travaux de conservation)
2.Saisie des données dans la base de données.
3.Exportation des données
4.Révision, filtrage et débogage des données. Unification des critères par colonnes : « Année », « Lieu 1 », « Coordonnées 1 », « Lieu 2 », « Coordonnées 2 », « Événement », « Description ».
a. Julio Plaza: 63 lignes de données
b. Regina Silveira: 51 ligne de données
c.TOTAL: 798 champs de données
5.Importation des données dans l’outil en ligne Palladio (http://hdlab.stanford.edu/palladio/) développé par l’Université de Stanford.
6.Exécution des visualisations.
a.Diagrammes des noeuds
b.Cartes
7.Mise à jour des visualisations avec des outils d’édition de graphiques vectoriels. Création d’un code couleur pour clarifier la visualisation. Insertion de légendes.
3. Analyse préliminaire des visualisations
Figure 1 – Diagramme en nœud des lieux et des années qui montre la pertinence des noyaux spatio-temporels dans la trajectoire artistique initiale de Julio Plaza. La taille des nœuds est liée au nombre d’activités enregistrées pour chaque année ou lieu donné, en donnant la priorité à la visualisation de la quantité d’activités réalisées dans chaque lieu et moment.
Figure 2 – Diagramme des nœuds de lieux et d’années montrant la pertinence des noyaux spatio-temporels dans la trajectoire artistique initiale de Regina Silveira. La taille des nœuds est liée au nombre d’activités enregistrées pour chaque année ou lieu donné, en donnant la priorité à la visualisation de la quantité d’activités réalisées dans chaque lieu et moment.
Malgré les origines lointaines de Silveira et de Plaza, la révision des diagrammes des nœuds met en évidence la coïncidence des lieux où chacun développa sa pratique artistique et professionnelle jusqu’en 1982. Dans les deux diagrammes, nous pouvons reconnaître la pertinence des quatre mêmes points géographiques. En même temps, les similitudes dans l’importance relative que chaque lieu eut dans la trajectoire des deux artistes sont également mises en évidence. Ces lieux sont, par ordre d’importance :
São Paulo : Lieu où les deux artistes s’installèrent en 1973, et où ils réalisèrent une grande partie de leur travail artistique et de leur travail d’enseignement.
Madrid et Porto Alegre : Lieux d’origine de Plaza et de Silveira, respectivement. Tous deux ont une importance similaire dans les premières étapes des trajectoires des deux artistes, avec des actions spécifiques par la suite. Néanmoins, il est possible de juger comment Porto Alegre prend une dimension légèrement plus importante dans la trajectoire de Silveira, tout comme Madrid le fait pour Plaza.
Mayagüez : Un lieu de la même importance pour les deux artistes, où ils étaient inscrits à l’École des Arts de l’Université de Porto Rico, invités par Ángel Crespo en 1969.
D’autres similitudes de moindre importance se retrouvent également dans les lieux apparemment moins importants dans les trajectoires de ces artistes. Les villes de Paris, New York, Buenos Aires et Rio de Janeiro, tous des noyaux culturels, furent visités par Plaza et Silveira.
En ce qui concerne l’examen des traversées transatlantiques, dans le cas du diagramme de Regina Silveira, on peut observer l’axe Madrid-Porto Alegre médiatisé en 1967, date à laquelle elle reçut la bourse ICH. À ce moment-là, elle entra en contact avec le noyau artistique expérimental de Madrid, et avec Julio Plaza. Dans le cas de Plaza, la connexion transatlantique est observée cette même année, avec la trifurcation Madrid-Rio de Janeiro-São Paulo. Cette année-là, son travail est envoyé à la Biennale de São Paulo, en même temps qu’il s’établit à l’École Supérieure de Dessin Industriel (ESDI) de Rio de Janeiro. On peut également observer que Plaza ne s’est connecté à Porto Alegre qu’en 1969, après avoir rencontré Silveira au Brésil. À cette époque, l’imbrication produite par leurs bourses avait déjà eu un effet. À partir de ce moment, leurs trajectoires se chevauchent pratiquement. On peut en déduire que les bourses croisées accordées par Itamaraty et de l’ICH furent le catalyseur de l’imbrication de leurs pratiques professionnelles et artistiques.
Figure 3 – Carte des trajectoires montrant les parcours de Julio Plaza au début de sa carrière artistique. Elle permet de visualiser le réseau des voyages et des déplacements, en mettant l’accent sur le réseau produit plutôt que sur le nombre d’activités réalisées dans chaque lieu.
Figure 4 – Carte de trajectoires montrant les parcours de Regina Silveira au début de sa carrière artistique. Elle permet de visualiser le réseau des voyages et déplacements, avec un accent particulier sur le réseau produit plutôt que sur le nombre d’activités réalisées dans chaque lieu.
L’analyse des diagrammes de nœuds est confirmée par l’examen des cartes de trajectoires. De manière plus détaillée, les mêmes conclusions peuvent être tirées concernant les intersections des deux trajectoires artistiques, mais en accordant plus d’attention à la mobilité qu’au nombre d’activités à chaque moment et en chaque lieu. Dans ce cas, la quantité d’informations est plus importante et permet de connaître non seulement l’année et la relation géographique, mais aussi le motif des déplacements les plus pertinents. Les légendes, le code de couleur et les lignes pointillées – voir le point 2 de cette étude, « Méthodologie de visualisation » – aident à la lecture des cartes, permettant de percevoir en un seul coup d’œil la similitude des parcours et des trajectoires de Silveira et de Plaza. En même temps, les informations fournies sur les itinéraires sont étendues dans une deuxième lecture attentive.
Il est important de souligner que, comme nous l’avons déjà indiqué, puisque les cartes des trajectoires se concentrent davantage sur la mobilité que sur le nombre d’activités réalisées dans chaque lieu, l’importance relative des noyaux géographiques y est plus dissoute que dans les diagrammes des nœuds. Cependant, il est possible d’analyser dans ces cartes les trajectoires précises, avec une exactitude spatiale que les diagrammes de nœuds ne permettent pas. Ainsi, São Paulo, Madrid, Porto Alegre et Mayagüez s’insèrent dans un réseau plus large de relations spatiales, qui a sensiblement le même aspect formel dans les cartes de trajectoires des deux artistes.
* Traduction française de Amandine Martin.
4. Bibliographie
Arte Objetivo. Madrid : Sala de exposiciones de la Dirección General de Bellas Artes, 1967.
Grupo Castilla 63. Madrid : Gráficas Nebrija, 1965.
Julio Plaza. Poética / Política. Porto Alegre : Fundação Vera Chaves Barcellos, 2013.
Luz Lumen. Regina Silveira. Madrid : Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2005.
Regina Silveira. Milán : Edizioni Charta, 2011.
Regina Silveira. A lição. São Paulo : Pinacoteca do Estado de São Paulo, 2002.
Regina Silveira. Umbrales. Madrid : Galería Metta, 2008.
Revista de cultura brasileña. Madrid : Embajada de Brasil en Madrid, 1962.
BARREIRO, Paula. L’abstracción geométrica en España (1957-1969). Madrid : CSIC, 2009.
IBER, Patrick. Neither Peace nor Freedom. The Cultural Cold War in Latin America. Cambridge, Londres : Harvard University Press, 2015.
[1] L’Itamaraty est le ministère des Affaires étrangères du Brésil.
[2] Elena Asins, Onésimo Anciones, Luís García Núñez (Lúgán), Miguel Pinto, Julio Plaza, Manuel Prior et Víctor Ventura. Voir AREÁN, Carlos Antonio. « Grupo Castilla 63 », in : Grupo Castilla 63. Madrid : Gráficas Nebrija, 1965, n.p.
[3] Pour une analyse de cet environnement et, plus précisément, de la posture de Julio Plaza, voir BARREIRO, Paula. L’abstracción geométrica en España (1957-1969). Madrid : CSIC, 2009, 325. Voir aussi le texte d’Ángel Crespo pour l’exposition « Arte objetivo », Arte Objetivo. Madrid : Sala de exposiciones de la Dirección General de Bellas Artes, 1967, n.p. Catalogue de l’exposition.
[4] Pour une analyse de ce contexte international, voir IBER, Patrick. “Modernizing Cultural Freedom”, : Neither Peace nor Freedom. The Cultural Cold War in Latin America. Cambridge, Londres : Harvard University Press, 2015, 174-210.
[5] Le milieu culturel de Madrid avait une relation importante avec les arts au Brésil. Ángel Crespo, un critique étroitement lié à Regina Silveira et Julio Plaza, édita la Revue de Culture Brésilienne entre juin 1962 et décembre 1969. Par ce biais, il entra en contact avec la poésie brésilienne et l’art expérimental, contribuant ainsi à leur diffusion en Espagne. Julio Plaza a ensuite collaboré avec Augusto de Campos, par exemple dans les Poemóbiles (1974). Un détail est significatif pour la portée de ce travail : les 12 premiers numéros de la revue furent publiés « por el servicio de Propaganda y Expansión Comercial de la Embajada de Brasil en Madrid [par le service de propagande et d’expansion commerciale de l’ambassade du Brésil à Madrid] ». À partir du numéro 13, toute référence à la « propagande » fut supprimée, et il était simplement lu que le magazine était « editada por la Embajada de Brasil en Madrid [édité par l’ambassade du Brésil à Madrid] ». Voir Revista de cultura brasileña. Madrid : Servicio de Propaganda y Expansión Comercial de la Embajada de Brasil en Madrid, 1962. Volume IV, numéro 12, mars 1965. Voir aussi Revista de cultura brasileña. Madrid : Ambassade du Brésil à Madrid, 1962. Volume IV, numéro 13, juin 1965.
[6] Entretiens avec l’artiste réalisés par l’auteur de cette étude, à différentes dates. Remerciements particuliers à Regina Silveira pour sa disposition et sa gentillesse.
Photo de face : Aaron Gustafson, Poemobiles d’Augusto de Campos & Julio Plaza, 2008. (CC BY-SA 2.0)