Explorer les ressources numériques pour cartographier l’art, la contre-culture et la politique pendant la guerre froide (2)

Quelle place la technologie et les moyens numériques occupent-ils pour MoDe(s) ? Comme de nombreux théoriciens de l’histoire de l’art numérique l’ont déjà souligné, l’histoire de l’art numérique n’est pas une branche de l’histoire de l’art. En accord avec cette idée, nous considérons que l’histoire de l’art numérique peut contribuer à une réflexion plus large sur l’articulation des pratiques culturelles et politiques pendant la guerre froide, tout comme d’autres méthodes et formes d’enquête le font. Autrement dit, sans considérer le numérique en tant que domaine séparé de la pratique historiographique.

En se concentrant plus spécifiquement sur la question de la cartographie, l’analyse des données géographiques

à travers le prisme de différents cadres théoriques et des méthodologies critiques – à l’image de celles introduites par les études culturelles et post colonialistes, la pensée décolonialiste, ou le féminisme – nous permet de tracer des informations complexes concernant les tendances artistiques dans le contexte de la guerre froide, en gardant à l’esprit leurs origines sociales et idéologiques.

Nous avons mis en place la visualisation des données de recherche (extraites de la base de données de MoDe(s), voir ici) par le biais des systèmes d’information géographique. Les contenus filtrés de la base de données sont cartographiées grâce à des programmes comme QGIS, qui permet de présenter des faits culturels et de les analyser depuis un large éventail de perspectives.

Premier cas : l’art postal

Nous avons travaillé avec un premier cas d’étude pour tester le fonctionnement de la base de données et sa connectivité avec les programmes SIG : les expositions d’art postal au cours de la décennie 1970.

L’art postal est un exemple de pratique artistique qui émergea puis se développa au sein du cadre temporel de notre projet, et était extrêmement mobile et constamment en circulation.

Il présente un certain nombre de caractéristiques qui en font un cas particulièrement fascinant pour l’étude dans une perspective spatiale : il s’appuyait sur des réseaux transnationaux, diffusés par les services postaux nationaux et internationaux. Il était inclusif : tout le monde pouvait participer (pas de jury, pas de retour).

En tant que tel, il se propagea dans le monde entier, sans distinction entre centres et périphéries (un langage artistique « démocratique »).

Il permettait à des artistes de pays éloignés de se rencontrer et d’échanger, parfois dans le contexte des dictatures (LA, EE).

Il diffusait la solidarité, l’internationalisme, l’amitié : des aspects immatériels qui sont aussi au centre des intérêts de MoDe(s).

Il mettait l’accent sur les processus de communication plutôt que sur la production matérielle.

Face à une pratique aussi mouvante et éphémère, les expositions rassemblant des œuvres de l’art postal ont représenté quelques points de convergence, grâce auxquels ces pratiques pourraient être – au moins temporairement – fixées avec des coordonnées géographiques.

Cartographie de l’art postal

Afin de cartographier les pratiques de l’art postal, nous avons introduit différentes sortes d’événements liés à l’art postal dans la base de données, en se concentrant sur la décennie allant de 1971 et 1981. À ce stade précoce, la lecture et l’interprétation de ces données ne prétendent pas être représentatives de l’ensemble du phénomène ; néanmoins, il illustre la manière dont nous envisageons notre travail avec la visualisation des données, et comment nous produisons quelques commentaires préliminaires. Toutes les visualisations ont été réalisées par notre spécialiste SIG, Oscar Cambra Moo.

Ill. 1. événements culturels liés à l’art postal insérés dans la base de données du MoDe(s) de 1971 à 1972.
Ill. 2. événements culturels liés à l’art postal insérés dans la base de données du MoDe(s) de 1971 à 1981.

Le premier objectif était d’identifier les lieux où les expositions eurent lieu, et d’observer la façon dont les pratiques de l’art postal se sont développées et répandues au cours de la décennie 1970, afin d’identifier les différences et les similitudes entre les frontières. 

Le fait de pouvoir distinguer différents types d’événements et de productions nous permet de considérer l’expansion de cette pratique et son institutionnalisation.

III. 3. Expositions d’art postal insérées dans la base de données du MoDe(s), de 1971 à 1981, avec titres et dates.
III. 4. Publications d’art postal insérées dans la base de données du MoDe(s), de 1971 à 1981, avec titres et dates.

D’un point de vue mondial, le SIG nous permet également de se rapprocher des zones ou des pays spécifiques en rapport avec nos intérêts de recherche.

Ill. 5. Expositions et publications d’art postal en Espagne insérées dans la base de données du MoDe(s), de 1971 à 1981.
Ill. 6. Expositions et publications d’art postal au Brésil insérées dans la base de données du MoDe(s), de 1971 à 1981.

Avec une étude de la densité des événements, il est possible d’articuler une première hypothèse : l’idée de la décentralisation du célèbre axe New York-Paris, qui fut déterminant pour la diffusion et la définition des avant-gardes artistiques.

La première carte ci-dessous présente toutes les données de la base de données, y compris toutes les catégories (événement historique, culturel, projet artistique et publication) ;

Dans la seconde, toutes les données de la décennie 1971-1981, y compris les données culturelles et des événements historiques ;la troisième carte ne montre que les événements liés à l’art postal, ce qui montre une perspective décentralisée. Cette étude de la densité met en évidence le fait que les pratiques artistiques se trouvaient hors de l’axe nord-nord.

Ill. 7. Étude de densité réalisée avec toutes les données contenues dans la base de données du MoDe(s) (compressées entre 1952 et 1986).
Ill. 8. Étude de densité réalisée avec toutes les données de la décennie (1971-1981) contenues dans la base de données du MoDe(s).
Ill. 9. L’étude de densité réalisée avec les données de la décennie (1971-1981) ne portait que sur l’art postal.

Questions soulevées par la cartographie des pratiques et des événements culturels au moyen du SIG

Combinée à la collecte de deux types de données – factuelles et interprétatives -, la cartographie des expositions d’art postal par le biais du SIG contribue à produire une analyse à plusieurs facettes, en particulier lorsqu’il s’agit de pratiques artistiques non conventionnelles (pas basées sur l’objet, éphémères, caractérisées par sa circulation à travers des réseaux, ne s’inscrivant pas dans les systèmes traditionnels de classification et de hiérarchies, reposant sur des aspects immatériels).

Suite à la réflexion d’Anna Brzyski sur la possibilité de considérer l’histoire de l’art comme « un système de cartographie synchronique et diachronique » plutôt qu’un récit, nous sommes particulièrement intéressés par l’exploration du potentiel de la cartographie en tant qu’alternative visuelle et conceptuelle sur plusieurs plans vers une conception linéaire de l’histoire[1].

Utiliser des ressources digitales pour cartographier les pratiques contre culturelles : premières conclusions

Il ne faut pas oublier que l’utilisation des moyens numériques présente sans doute quelques écueils, dont l’importance ne doit pas être négligée : par exemple, le risque de convertir ces les outils géographiques dans des systèmes de classification autoritaires, produisant de nouvelles catégories d’exclusion et d’inclusion (Irit Rogoff)[2]; comme l’a observé Béatrice Joyeux-Prunel, « les cartes nous mentent » et nous ne devons en aucun cas considérer les connaissances qu’elles produisent comme objectives et véridiques[3].

Elles doivent plutôt être traitées comme une matière de travail malléable, le produit d’une série d’hypothèses, à mettre en contexte et à compléter (ou à contraster) avec d’autres types d’informations.

Parmi les contributions, les moyens numériques (qu’il s’agisse des bases de données et de l’information géographique Systems) apportent à notre étude :

– En combinant différentes formes d’organisation (par le biais de filtres de recherche) et de visualisation (par la cartographie) des données, il est possible de travailler à différentes échelles : micro et macro, en situant les phénomènes et pratiques locaux dans un contexte global.

– Embrassant un large éventail d’objets et de sujets d’étude (des œuvres d’art aux publications, événements, rencontres, découvertes) et à ce titre, ils permettent d’aborder des éléments non matérielles et de les croiser avec d’autres.

– Changer l’approche épistémologique de nos objets d’étude : développer une réflexion par la cartographie au lieu de la lecture.

– Remettre en question le paradigme national appliqué à l’histoire de l’art et formuler des opinions alternatives à ce propos.

– Produire des vues diachroniques et synchrones, en fonction de questionnements spécifiques.

– Rendre plus visibles les déplacements, les connexions et les trajectoires des agents et des objets.

– Relier l’axe transatlantique à un scénario global, en mettant en évidence les nouvelles connexions qui ne sont pas nécessairement relayées par les centres de production artistique ou les lieux porteur d’une signification politique.

-Croiser l’événement culturel et la production artistique avec la géopolitique (mouvements sociaux, technologiques)

– En ce qui concerne la spécificité de la période de la guerre froide, les sciences humaines numériques peuvent être utilisées pour étudier une période au cours de laquelle la technologie a connu une énorme évolution, puisqu’elle se développa à un rythme considérable et fut déterminante pour les relations entre les États nations, ainsi que pour les acteurs politiques et culturels.

Enfin, nous voudrions insister sur un aspect qui peut sembler élémentaire et évident, mais qui, en fait, doit être reconnu car il aura un grand impact sur la façon dont notre discipline de l’histoire de l’art continuera à être construite, remise en question et transformée : les moyens numériques nous permettent de partager, de discuter et d’apprendre des autres (collègues, professionnels du domaine culturel, les protagonistes des événements que nous étudions, le public) comme jamais auparavant. Il facilite les processus collectifs de production, d’apprentissage, de révision des connaissances et, à ce titre, il représente un paradigme radicalement nouveau dans la manière dont l’art est envisagé et inclus dans les récits (mais l’on peut aussi dire « cartes » au lieu de récits). En fait, il ne s’agit pas d’arrêter de produire des récits ou des cartes ; il s’agit de produire des récits/des cartes qui exploitent un champ d’analyse ouvert, pluriel et multifocal.

Dans cette optique, nous considérons qu’une application donnée des ressources numériques à l’historiographie de l’art apporte sans aucun doute des résultats significatifs et imprévus, encourageants pour l’exploration du difficile processus de cartographie et de croisement des données historiques culturelles.

* Traduction française de Amandine Martin.


[1] Brzyski, Anna (ed.), Partisan Canons, Durham : Duke University Press, 2007, p.18

[2] Rogoff, Irit. Terra Infirma. Geography’s Visual Culture, Londres : Routledge, 2000.

[3] Joyeux-Prunel, Béatrice, « Introduction : Do Maps Lie ? » Bulletin Artl@s, n° 2 (2013): Article 1.