Journée d’étude – Collectivisations et activisme artistique dans les Suds
26 avril 2022
Maison des Sciences de l’Homme / Maison de la Création et de l’Innovation – Grenoble
par Marie Blanc
Le 26 avril 2022 s’est tenue à L’Université Grenoble Alpes la journée d’étude « Collectivisations et activismes dans les suds », organisée par Paula Barreiro-López (LARHRA) et Sonia Kerfa (ILCEA4).
Sonia Kerfa le souligne dès l’introduction : les histoires des luttes ne sont pas que des histoires d’échecs. Des combats ont été gagnés et de ces mouvements sont nés slogans, images, mots. A partir d’approches géographiques, thématiques et méthodologiques variées, les interventions de la journée ont permis d’éclairer plusieurs axes réflexifs majeurs liés aux productions artistiques issues de mouvements populaires de contestation. Parmi les multiples pistes soulevées par l’étude des liens entre luttes et création, certaines ont traversé l’ensemble de la journée : la question de l’institutionnalisation de ces créations, de leur pérennité et de leurs circulations, mais aussi celle de leurs différents régimes de performativité et de leur place dans les processus collectifs de la mémoire des luttes. Les pratiques de la recherche ont également été interrogées : comment repenser le travail scientifique et le rapport aux archives à partir des apports pratiques et théoriques des militantismes ?
Destins individuels et institutionnalisation des pratiques artistiques : au cœur de l’activisme, repenser les espaces du pouvoir.
Ana Longoni (Universidad de Buenos Aires) a introduit la journée par une présentation de l’exposition Giro gráfico. Como en el muro la hiedra (Museo Reina Sofia de Madrid, 18 mai – 13 octobre 2022). Fruit d’un travail collectif de recherche mené depuis cinq ans et réunissant plus de 600 œuvres, l’exposition ne cherche pas l’exhaustivité des pratiques mais interroge la définition d’une production artistique militante : par quels concepts est-elle traversée ? Le parcours s’organise autour de l’idée de « tournant graphique », entendu au sens de geste de révolte et d’une chronologie à rebours, de 2022 à 1960, invitant à reconsidérer la linéarité du temps militant, notamment au regard de la circulation et de la ré-émergence de certains motifs. Comment ne pas faire perdre la force de la production artistique activiste en la faisant entrer au musée ? A quel point le musée peut-il se saisir de l’actualité la plus contemporaine des luttes et s’en faire la caisse de résonnance ? Ces interrogations méthodologiques sont au cœur de la démarche du groupe de recherche RedCSur, dont Ana Longoni fait partie des membres fondateurs et qui signe le commissariat de l’exposition.
S’emparer des lieux de pouvoirs symboliques se décline dans une multitude de démarches, de l’occupation de la rue à la création de récits alternatifs. Il peut aussi s’agir de s’approprier les espaces du pouvoir artistique et d’en maîtriser les moyens de production, comme le montre Raquel Schefer (Université de Lisbonne, Nouvelle Université de Lisbonne ; University of the Western Cape) à partir de l’exemple du cinéma portugais des années 1970. Pour les cinéastes étudiés ici il ne suffit pas de filmer la révolution, voire de la préfigurer pour certains (La Douceur de nos mœurs, Alberto Seixas Santos) et de bouleverser leurs approches formelles mais également de reconfigurer les espaces de financement et de production qui les entourent, en inventant des modalités collectives et indépendantes. Des initiatives telles que Cinequanon, Cinequipa, Grupo Zero ou les «Unidades de Produção» (Unités de Production) de l’Institut Portugais du Cinéma en sont des exemples. Raquel Schefer rappelle que ces initiatives ne viennent pas toujours à bout de toutes les oppressions, le sexisme par exemple continuera à entraver de nombreuses cinéastes portugaises de cette génération dans l’exercice de leur art.
L’enjeu de l’occupation de l’espace public dépasse les lieux de production et d’institutionnalisation culturels : il s’ancre dans les démarches activistes en faisant de la création de nouveaux espaces un élément central des luttes. Cela peut notamment se mesurer à l’échelle de parcours singuliers, comme le propose Julia Ramirez-Blanco (Universidad de Barcelona) à partir de l’artiste-activiste John Jordan, co-fondateur du collectif Reclaim the Streets, collectif altermondialiste d’action directe d’occupation des rues et de lutte contre les phénomènes d’expropriations urbaines.
Interroger la performativité et le pouvoir des images
Julia Ramirez-Blanco observe, à partir du parcours de John Jordan, une trajectoire d’émancipation progressive du monde de l’art (institutions et enseignement). Dans l’affirmation de sa démarche militante, J. Jordan s’éloigne en effet des espaces habituels de sociabilisation artistique pour (ré-)investir des espaces collectifs et militants où la limite entre « l’art et la vie » est sans cesse questionnée. L’itinéraire de J. Jordan débute à Claremond Road, jusqu’à la ZAD de Notre Dame des Landes, en France, et au collectif r.o.n.c.e. Dans ces mouvements d’occupation, les frontières sont sans cesse redéfinies entre formes artistiques, quotidiennes et habitat. Les réflexions du rapport à la nature, dans une perspective écologique, sont également omniprésentes, tout comme plus récemment la question de l’identité de genre – Jordan explore depuis 2020 son identité non-binaire. Ici le pouvoir de l’image et sa performativité entrent en résonnance tant avec l’exigence politique de radicalité qu’implique le mode de vie militant qu’avec l’espace le plus intime de définition de soi.
S’emparer du pouvoir sur les récits passe aussi par une connaissance et une maîtrise des outils narratologiques, appliqués à l’image. Repenser les récits hégémoniques amène aussi à s’interroger sur leur performativité : quelle efficacité et effets sur le monde des discours visuels ? Comment expliquer l’effet que certaines images ont sur nous, sans restreindre cette explication au registre des émotions ? A partir de l’héritage philosophique de Bruno Latour, le travail d’Andrew Martin (Principia College, Etats-Unis, chercheur invité LARHRA)invite à analyser le pouvoir des images. La pensée de Latour offre ici à l’histoire de l’art des outils pour repenser le rapport entre les productions artistiques et le monde, notamment grâce au recours à une ontologie pré-moderne, c’est-à-dire où la séparation entre nature, sciences et culture n’était pas encore actée. Remettre en question cette séparation peut également permettre à l’historien de l’art de dépasser une vision non-utilitariste des œuvres. A partir d’exemples précis, photographiques et graphiques issus du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, Andrew Martin met en évidence les couches sémantiques qui constituent les images et conditionnent leur pouvoir.
Vers un décloisonnement des pratiques de la recherche, de la création et de l’archive
John Jordan travaille également avec la chercheuse Isabelle Frémeaux, ils publient ensemble plusieurs ouvrages et conçoivent un « Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle », dans lequel ils déploient des « formes créatives, joyeuses et politiquement efficaces ». Ici, les logiques d’horizontalité et d’attention sont autant appliquées au monde (la nature et les hommes) qu’à l’art et à la recherche.
La journée d’étude s’est clôturée par la projection du film-essai La revolución (es) probable [La révolution (est) probable] (2021, 30 min) réalisé par Lee Douglas (chercheuse, bourse Marie-Curie, MSCA-IF, à l’Institut d’Histoire Contemporaine de l’Université Nova de Lisbonne), María Ruido (artiste visuelle et enseignante-chercheuse à l’université de Barcelona) et Paula Barreiro López. Ce film, par ses enjeux esthétiques et thématiques, offre un nouvel éclairage sur les enjeux soulevés par les interventions de la journée en soulignant la possibilité de pratiques alternatives de la recherche et de l’archive.
En résonnance particulièrement évidente avec l’intervention de Raquel Schefer sur la place du cinéma dans les processus portugais de décolonisation et de révolution, le film s’articule autour d’un montage d’archives filmées de la révolution portugaise, pour certaines tournées en dehors des canaux télévisuels officiels. Choisir ces archives, c’est déjà interroger leur destin et leur destination : non vouées à être diffusées à la télévision, elles constituent un témoignage de première main d’une réappropriation militante de l’image de la lutte. D’autres sont issues de la couverture médiatique de l’époque mais constituent aussi pour beaucoup un témoignage rare, car leur circulation est parfois restée limitée et leur accès difficile. Plusieurs registres et sources visuelles sont ainsi convoquées et cet aspect est également souligné par l’usage de la voix-off. Les réalisatrices y interrogent, sur des vues contemporaines du Portugal, le rôle des images dans la construction des mémoires de la révolution, et ainsi la responsabilité de la recherche à s’emparer de nouvelles sources pour contourner les récits hégémoniques.
Des manifestations, des discussions intimes entre femmes de différentes générations, des ouvriers prenant possession des lieux d’habitation de leurs patrons : les images choisies dialoguent entre elles grâce à l’intelligence du montage. Le film-essai crée ici les conditions d’existence d’un espace alternatif – dans l’intersection entre le dialogue des images, les analyses orales des réalisatrices et les représentations déjà connues par le spectateur – où devient possible l’émergence d’un nouveau récit. Il cristallise donc de nombreuses problématiques soulevées par la journée et offre de nouvelles pistes pour la recherche. Comment intégrer les apports des collectivismes et activismes au sein même de nos pratiques de recherche, d’exposition ou de gestion des archives ? Cela passe ici par l’exploration des espaces de porosité entre ces champs, où l’autoréflexivité sur le rôle et le pouvoir des images détient une place centrale.
Cette création répond aussi aux pratiques du groupe de recherche RedCsur, relayées par Ana Longoni. « Tissu actif et activiste », ce réseau regroupe une cinquantaine de chercheurs d’Europe et d’Amérique latine engagés dans des luttes contemporaines à la fois par la recherche mais aussi dans les domaines de l’activisme, de la publication (avec leur propre maison d’édition) et avec une attention singulière portée à l’archivage de ces mouvements. La mémoire se construit ici à l’intersection de ces domaines, en restant au plus près des enjeux des luttes contemporaines et dans la conscience sans cesse renouvelée des récits en train de se construire.